6 mai 1983

Harar


Mes chers amis.

Le 30 avril, j'ai reçu au Harar votre lettre du 26 mars.

Vous dites m'avoir envoyé deux caisses de livres. J'ai reçu une seule caisse à Aden, celle pour laquelle Dubar disait avoir épargné vingt-cinq francs. L'autre est probablement arrivée à Aden, avec le graphomètre. Car je vous avais envoyé, avant de partir d'Aden, un chèque de l00 francs avec une autre liste de livres. Vous devez avoir touché ce chèque et, les livres, vous les avez probablement achetés. Enfin, à présent, je ne suis plus au courant des dates. Prochainement, je vous enverrai un autre chèque de 200 francs, car il faut que je fasse revenir des glaces pour la photographie.

Cette commission a été bien faite; et, si je veux, je regagnerai vite les 2000 francs que ça ma coûté. Tout le monde veut se faire photographier ici; même on offre une guinée par photographie. Mais ce n'est pas pour cela que j'ai acheté mon appareil, et j'en ai besoin pour autre chose. Je ne suis pas encore bien installé, ni au courant; mais je le serai vite, et je vous enverrai des choses curieuses.
Ci-inclus quelques photographies de moi-même par moi-même.

Je suis toujours mieux ici qu'à Aden. Il y a moins de travail et bien plus d'air, de verdure, etc..
J'ai renouvelé mon contrat pour trois ans ; mais il se peut que l'établissement ferme bientôt. Le pays n'est pas tranquille; et puis on fait un tas de frais, que les bénéfices couvrent à peine. Enfin, il est conclu que le jour où je serai remercié, on me donnera une indemnité de trois mois d'appointements. A la fin de cette année-ci, j'aurai trois ans complets dans cette maison.

La solitude est une mauvaise chose, ici-bas ; et je regrette de ne pas être marié et de n'avoir une famille à moi. Mais, à présent, je suis condamné à errer, attaché à une entreprise lointaine; et, tous les jours, je perds le goût pour le climat et les manières de vivre et même la langue de l'Europe.
Hélas! à quoi servent ces allées et venues, et ces fatigues et ces aventures chez des races étranges, et ces langues dont on se remplit la mémoire, et ces peines sans nom, — si je ne dois pas un jour, après quelques années, pouvoir me reposer dans un endroit qui me plaise à peu près et trouver une famille, et avoir au moins un fils que je passe le reste de ma vie à élever à mon idée, à orner et à armer de l'instruction la plus complète qu'on puisse atteindre à cette époque, et que je voie devenir un ingénieur renommé, un homme puissant et riche par la science? Mais qui sait combien peuvent durer mes jours, dans ces montagnes-ci? Et je puis disparaître, au milieu de ces peuplades, sans que la nouvelle en ressorte jamais.

Vous me parlez des nouvelles politiques. Si vous saviez comme ça m'est indifférent! Plus de deux ans que je n'ai touché un journal. Tous ces débats, me sont incompréhensibles, maintenant. Comme les musulmans, je sais que ce qui arrive arrive, et c'est tout.

Les seules choses qui m'intéressent sont les nouvelles de la maison; et je suis toujours heureux à me reposer sur le tableau de votre travail pastoral. C'est dommage qu'il fasse si froid et lugubre chez vous, en hiver, mais vous êtes au printemps, à présent; et votre climat, à ce temps-ci, correspond à celui que j'ai ici, au Harar, à l'heure qu'il est.

Les photographies incluses me représentent, l'une, debout sur une terrasse de la maison, l'autre, debout dans un jardin de café; une autre, les bras croisés dans un jardin de bananes. Tout cela est devenu blanc, à cause des mauvaises eaux qui me servent à laver; mais, dans la suite, je vais faire de meilleur travail. Ceci est seulement pour rappeler ma figure, et vous donner une idée des paysages d'ici.

Au revoir.
RIMBAUD